Pourquoi l'Etat islamique” attire-t-il?
Notes internacionals CIDOB, núm. 112
20 000. C'est le nombre de jihadistes étrangers recensés à fin janvier 2015 qui auraient rejoint l’Irak et la Syrie pour enfler les rangs de l’organisation Etat islamique (dorénavant, OEI) et d’autres groupes. La montée en force spectaculaire de l’OEI dans cette région et ses répercussions mondiales (coalition internationale, actes terroristes au nom de l’OEI, etc.) obligent aujourd’hui nombre de pays européens à lutter contre un phénomène d’envergure mondiale: le départ croissant de jeunes et moins jeunes qui quittent le pays où ils ont toujours vécu pour gagner des contrées où l'extrême violence coexiste avec une utopie politico-religieuse.
Bien qu’on l'écrive entre guillemets pour nier ses attributs étatiques et islamiques, ce que l'on continue de qualifier d’“organisation terroriste” présente des caractéristiques qui dépassent de loin cette simple appellation. Ce sont précisément ces nouvelles caractéristiques -territoriales, idéologiques, structurelles et même institutionnelles- qui doivent nous amener à réfléchir sur les raisons mêmes de l’attractivité de l’OEI si l’on prétend, à terme, la désactiver. Et ce, d’autant plus que les profils que l’OEI attire sont de plus en plus diversifiés.
Les profils traditionnels de radicalisé-e-s que l’on avait coutume d’aborder sont aujourd’hui dépassés: nombre de jihadistes correspondent encore au profil du jeune, marginalisé, socio-économiquement et politiquement exclu, dont le passé a été entravé de difficultés personnelles et/ou de petite et moyenne délinquance, et qui se serait radicalisé au contact d’un recruteur. Pour autant, des profils de plus en plus diversifiés apparaissent dans les rares études sur le sujet: des convertis (près d'un quart des jihadistes français par exemple), des personnes issues de classes moyennes mais également des familles entières parties vivre en “terre d'islam”. Comment donc une “organisation terroriste” peut-elle attirer ces différents profils? L'organisation Etat islamique innove par sa structure, son projet, son idéologie mais également par son impact communicationnel.
Printemps arabes, hivers islamistes et étés autoritaires
Le contexte récent dans lequel ce phénomène s'est accéléré fait apparaître essentiellement trois moments clés. En premier lieu, la fameuse vague des “printemps arabes” qui a généré d'énormes expectatives en matière de démocratisation. Mais en se heurtant à quelques résistances au Bahreïn, en Libye, au Yémen, et surtout en Syrie, celle-ci a fait basculer ces trois derniers pays dans des guerres civiles. Parmi elles, la guerre syrienne a particulièrement mobilisé opinions publiques et sociétés civiles du fait de l'extrême violence et des horreurs qui la caractérisent.
L'incapacité de la communauté internationale à réagir face à la tragédie syrienne, la désastreuse gestion de cette crise par les chancelleries occidentales dont les promesses d'intervention n'ont pas été suivies d'effet, ont contribué à enfler les rangs du front anti-Bachar al Assad; front de la “résistance” qui s’est dilué sous la pression de la démultiplication de milices et d’organisations aux agendas politiques différents, voire contradictoires. Au-delà des développements régionaux qu’a occasionnés cette donne (débordement du conflit syrien au Liban et en Irak), c’est surtout le ressentiment contre les promesses faites qu’il faut tenir en compte.
Dans une perspective régionale, les demandes de changement de régime et/ou de réformes constitutionnelles se sont traduites par la mise en place de processus électoraux afin de concrétiser les expectatives révolutionnaires. A l'issue des consultations organisées entre 2011 et 2012, les partis islamistes –qui n'ont pourtant pas été à l'origine des révoltes– ont été majoritairement désignés pour mener à bien les processus de transition (Egypte, Tunisie) et de réformes (Maroc). Et ce, non seulement du fait de leur virginité politique mais également au nom des projets ambitieux qu'ils défendaient; projets gravitant autour des concepts de justice sociale et d'islam en tant que norme dans la gestion des affaires publiques.
Or, en accédant au pouvoir, ces partis représentant initialement une alternative aux régimes en place se sont donc convertis en partis de gouvernance, connaissant des sorts différents, et ont fini par perdre leur charge contestataire. Ainsi, le Parti Justice et Développement de Benkirane est aujourd'hui perçu comme domestiqué par le palais royal tandis que leurs homologues tunisiens d'Ennahdha ont indéniablement perdu du terrain: Nida Tounès, une coalition de partis d’opposition rassemblant notamment des personnalités de l’ancien régime, a remporté les législatives d’octobre 2014 tandis que son leader, Béji Caïd Essebsi -ministre de l'Intérieur, de la Défense et des Affaires étrangères sous le premier président tunisien Habib Bourguiba, puis président du Parlement en 1990-1991 sous Ben Ali– a remporté la présidentielle de décembre 2014. En Egypte, où les Frères musulmans étaient majoritaires à l’Assemblée du peuple tout en bénéficiant de la présidence de la République, le coup d’Etat du 30 juin 2013 a avorté la précoce expérience démocratique. Pire, il a été suivi d'une véritable chasse aux sorcières contre les Frères musulmans qui s'est soldée par plusieurs centaines de morts en août 2013, des emprisonnements massifs ainsi qu'une purge des cadres de la confrérie.
Aux yeux des divers acteurs (islamistes, salafistes, etc.) souhaitant l'instauration de régimes authentiquement islamiques, la conversion de certains partis islamistes en partis de gouvernance et surtout la féroce répression qui s'est abattue sur la confrérie égyptienne démontrent qu’à l’exception de la Turquie, le projet islamiste ne peut se concrétiser par l'épreuve des urnes. D'ailleurs, ce débat existe au sein même des rangs de la confrérie qui a renoué avec la clandestinité.
Enfin, cette nouvelle ère s'est traduite par l'ouverture de sociétés civiles et leur recours croissant à l’internet pour pouvoir s’exprimer librement et permettre à leur message d’aller au-delà des frontières. Bien que cette explosion soit relative, elle constitue un biais de communication aujourd’hui crucial pour une large palette d’acteurs étatiques (régimes bahreïni et syrien) mais aussi, et surtout, non étatiques (activistes issus de la société civile, etc.). En ce sens, la toile est devenue aujourd'hui un nouvel espace d'affrontement idéologique et de propagande; une nouvelle donne qui bénéficie à nombre d'organisations et groupuscules non gouvernementaux tels qu'Ansar al Charia, Al Qaïda ou encore l’organisation Etat islamique.
C'est donc dans ce contexte où d'aucuns décrètent fermée la parenthèse des “printemps démocratiques” -parfois dépeint comme le retour des anciens régimes- que l’OEI se développe et s'étend. Cette donne a pour toile de fond l'absence d'alternative authentiquement islamiste, la multiplication des luttes idéologiques dans la sphère virtuelle et surtout la poursuite de la tragédie syro-irakienne.
Un projet politico-religieux aux relents totalitaires
La structure de l’OEI est un élément clé et central dans la compréhension des nouveaux défis qu’elle pose à ceux qui entendent lutter contre elle. Née d'un étrange mariage entre les pro-Saddam Hussein et Al Qaïda, cette ex-branche d'Al Qaïda partage certes une idéologie similaire, et communément dénommée “salafisme jihadiste” (nous y reviendrons plus tard). Mais la traduction pratique est radicalement différente.
L’organisation Etat Islamique appartient effectivement au courant salafiste jihadiste: un courant qui légitime le recours à la violence et qui combine théologie et théorie politique. Sur le plan religieux, le salafisme jihadiste prétend opérer un retour aux sources par une lecture rigoriste et affranchie de la contextualisation afin d'incarner l'islam originel, l'islam des ancêtres (salaf). Ce faisant, il rejette et interdit toute interprétation qui diffère de son littéralisme dans la mesure où il considère que toute divergence de vue conduit, à long terme, à l’affaiblissement de la communauté (oumma) et sa sédition (fitna).
En revanche, sur le plan géopolitique, le salafisme jihadiste recourt à une constante contextualisation puisqu’il prétend défendre les musulmans opprimés où qu'ils se trouvent afin, in fine, de les réunir sous une seule et même entité: le califat islamique, appelé à renaître. La géopolitique sert donc parfaitement ses intérêts puisqu’elle lui permet d’appuyer son argument clé – l’Occident a déclaré la guerre à l’islam – en se basant sur l’actualité même de la région et la réalité des interventions militaires en “terre d’islam”. Sa lecture des relations internationales se calque exactement sur la théorie du choc des civilisations instiguée par Huntington et qui imprègne aujourd’hui le regard occidental sur la région mais raisonne dans le sens inverse: c’est l’Occident qui déclare la guerre à l’islam et il revient aux “musulmans” de lutter coûte que coûte aux côtés de leurs frères contre cette guerre apocalyptique. D'ailleurs, la vision eschatologique dont l’OEI se revendique repose sur l’idée selon laquelle la fin des temps se traduira par un affrontement généralisé entre musulmans et non musulmans. De surcroît, selon les défenseurs de ce courant, ce conflit mondial éclatera dans le Sham, c'est-à-dire l'actuelle Syrie.
Cette combinaison entre religieux et politique est particulièrement attrayante puisqu'elle offre une traduction concrète d'un idéal religieux et s'appuie sur toute intervention (Afghanistan, Irak, Libye, Mali) ou non intervention (Palestine, Syrie, Birmanie) occidentale pour justifier sa pertinence. En ce sens, par le projet étatique qu’elle souhaite incarner, l’OEI entend concrétiser son messianisme révolutionnaire.
L’organisation Etat islamique et le territoire: la doctrine jihadiste sanctuarisée
Par le projet qu’elle porte, l’OEI tire clairement son épingle du jeu. En contrôlant un territoire presque équivalent au Royaume-Uni, avec une certaine continuité territoriale, cette organisation a en réalité opéré une rupture radicale avec tout ce qu'une organisation salafiste jihadiste a fait dans le passé: elle inscrit le salafisme jihadiste dans un cadre géographique. En d'autres termes, après plusieurs années de règne d'Al Qaïda et de sa doctrine du terrorisme déterritorialisé, l’OEI dote le salafisme jihadiste d'une base territoriale. Mieux, elle développe depuis plusieurs mois les attributs fondamentaux d'un Etat: un territoire dont les frontières ont vocation à s'étendre, une force militaire capable de régner sur plusieurs millions d'âmes, un pouvoir exécutif détenu par Abou Bakr al-Bahgdadi et une série d’assemblée consultatives locales (majlis al choura), ainsi que des tribunaux qui se fondent sur la charia, source unique et exclusive de la loi.
Contrairement à Al Qaïda qui a prôné et prône la guerre contre “l'ennemi lointain”, à savoir l'Occident, l’OEI préconise de mener la guerre contre l’ “ennemi proche”. En d’autres termes, au terrorisme déterritorialisé –doctrine phare qui a permis autant de succès à Al Qaïda-, l’organisation dirigée par Abou Bakr al-Bahgdadi, du fait même ses conquêtes militaires et de son assise territoriale, priorise la consolidation et l’extension du califat.
En réalité, l’organisation Etat islamique puise sa force dans la différence fondamentale qu’elle affiche par rapport à l’organisation à laquelle elle appartenait. Aux antipodes d’Al Qaïda qui considère prioritaire la lutte contre l’Occident afin de concrétiser la lointaine finalité de son combat –c’est-à-dire un califat islamique–, l’ “Etat islamique” procède exactement de la façon inverse: il s'établit territorialement, consolide cet établissement et promeut l’expansion sans limite du califat en puissance qu’il prétend avoir érigé. C'est-à-dire qu'il est le reflet concret et physique des idéaux d'Al Qaïda et de nombreuses autres organisations de la mouvance salafiste jihadiste.
De surcroît, là où Al Qaïda apparaissait comme une organisation relativement fermée –rassemblant essentiellement des mujahidins de l'Afghanistan au Maghreb en passant par le Yémen – ou qui reposait sur des jihadistes occidentaux vivant clandestinement dans la société qu'ils souhaitent attaquer (attentats de Madrid et de Londres), l'organisation Etat islamique se présente comme une organisation ouverte, non sélective et, surtout, qui offre une terre à toutes celles et ceux qui partagent son projet.
La nouveauté majeure de l'OEI réside ainsi dans le fait que l’organisation ressemble de plus en plus à un véritable mouvement. Un mouvement qui possède sa propre marque de fabrique: le drapeau noir frappé de la profession de foi musulmane, l’index droit levé vers le ciel, la devise –controversée- “baqyia” (“demeurer, se maintenir”, i.e. l'Etat islamique restera) ainsi qu'une violence si extrême que même Al Qaïda l'a jugée trop brutale.
L’existence d’un territoire permettant de sanctuariser la doctrine jihadiste est au centre même de la stratégie adoptée par l’OEI, non seulement en matière idéologique mais également en matière de communication.
Le choc des civilisations: la stratégie renversée
Vivre à visage découvert sur un territoire contrôlé par ceux dont on partage l'idéologie totalitaire, quelle “organisation terroriste” peut se targuer aujourd’hui de garantir un tel traitement de faveur à ses adhérents? En rompant avec la clandestinité propre à Al Qaïda et à d’autres groupes, l’OEI se trouve ainsi dans une configuration lui permettant d’investir des sommes ainsi qu'une énergie phénoménales pour s'auto-promouvoir dans le monde entier.
Pour affirmer sa marque de fabrique, l’OEI a fait une entrée en scène fracassante du fait de l’extrême brutalité qui caractérise ses faits et gestes contre l’ennemi, qu’il soit “proche” ou “lointain” (occidentaux). Sa mise à l’agenda médiatique a été graduelle selon une logique qui révèle précisément sa stratégie communicationnelle. Les châtiments, tortures et violences réservées aux minorités qu’il a persécutées et persécutent (en particulier, les chrétiens et yézidies) ont eu un écho médiatique qui a largement rivalisé avec les milliers de vidéos horrifiantes envoyées par les factions pro et anti-Bachar. Surtout, c’est à la fin de l’été 2014 que l’OEI a su atteindre le monde entier par la mise en scène extrêmement esthétique et calculée des exécutions d’otages occidentaux. Au-delà des techniques cinématographiques employées, la scénarisation de la brutalité et de la violence ne laisse rien au hasard: les tenues oranges portées par les “ennemis” rappellent indéniablement les prisonniers de Guantanamo, tandis que l'exécution par crucifixion et/ou décapitation renvoie l'image d'un mouvement qui ne transige ni négocie avec l’ennemi (officiellement).
L’OEI se montre déterminée et prête à tout pour le projet que ses partisans défendent. L'otage occidental représente ainsi l'Occident et le châtiment qui lui est réservé est censé incarner symboliquement les châtiments et humiliations dont font l’objet des milliers de musulmans dans le monde. La guerre contre l'Occident est à elle seule résumée dans une séquence de quelques minutes. Le fait même que l’“Etat islamique” innove dans sa barbarie et convoque des symboles suscitant l’horreur (jordanien brûlé vif dans une cage) et l’indignation (bibliothèque de Mossoul brûlée, monuments archéologiques détruits) tend à montrer l'objectif clef de cette soif inextinguible de communication: faire parler de lui dans le monde entier et provoquer une réaction sur un registre émotionnel fort. La réaction, teintée d’émotion et donc éloignant mécaniquement toute interprétation voire décision rationnelle, permet ainsi de convaincre de son intransigeance et sa détermination pour, à terme, attirer sur son sol les derniers hésitants. En ce sens, l’OEI n’a-t-elle pas gagné en précipitant la mise sur pieds d’une “coalition internationale” anti-OEI suite à l’exécution d’otages occidentaux tandis qu’aucune coalition anti-Bachar n’a été constituée malgré les centaines de milliers de victimes syriennes? C’est ainsi que l’OEI est parvenue, grâce aux chocs psychologiques qu’elle a suscités, à précipiter un affrontement militaire. Cela est d’autant plus plausible que les puissances engagées dans les bombardements reconnaissent aujourd’hui n’avoir défini aucun objectif stratégique clair. Et ce, à tel point que de nombreuses discussions et manœuvres mettent aujourd’hui en lumière la possibilité de faire alliance avec leur ancien ennemi n°1 –Bachar al Assad– devenu ennemi n°2 depuis l’ascension d’Al Baghdadi.
Si d’aucuns disposent de filtres pour interpréter ces réalités d’une manière non-manichéenne, quel impact une telle configuration a-t-elle dans un contexte marqué par deux perceptions bellicistes où la “guerre contre le terrorisme” promue par de nombreux Etats fait face au discours de l'OEI prétendant défendre l'islam face à la guerre que lui aurait déclarée l'Occident? Dans une lecture huntingtonienne –utilisée par l’OEI mais également par certains acteurs conservateurs en Occident-, on serait tenté d'y voir un véritable affrontement entre deux entités prétendument homogènes, autrement dit un “choc des civilisations”. C’est cette même lecture que promeut l’OEI en qualifiant ce dernier d’ “ultime croisade ” opposant la oumma aux “mécréants ”. Dans ce cadre, par l'émotion et la terreur qu'ils répandent, les fusillades d'Ottawa et de Sydney (respectivement 22 octobre 2014 et 15 décembre 2014), les tueries de Paris (7-9 janvier 2015) ou encore de Copenhague (14 février 2014) tendent à illustrer –aussi bien pour leurs promoteurs que pour certains détracteurs- une sorte de prophétie auto-réalisatrice: la concrétisation de cette “guerre globale”.
Salafisme jihadiste 2.0: un “néo-jihadisme”
Au-delà de ces canaux de communication que l’on pourrait presque qualifier d’institutionnels, l’OEI déploie, par le biais de ses partisans sur place et adhérents dans le monde entier, un incroyable arsenal communicationnel.
Le seul fait que les personnes - issues de nombreuses nationalités -qui ont rejoint les rangs de cette organisation, vivent sur ce territoire entre la Syrie et l’Irak à visage découvert, ouvre un horizon presque illimité en matière de communication. C'est dans ce contexte que l'Etat islamique, à travers ses agences de production et de diffusion (dont Al Furqan Media et Al Hayat Media Center), réalise des courts, moyens et longs-métrages mettant en scène les succès militaires spectaculaires du groupe. Les communicants d'OEI vont parfois même jusqu'à reprendre des jeux vidéo très violents et très prisés (Call of Duty, Grand Theft Auto) afin de séduire certains jeunes en quête d'adrénaline.
Surtout, le développement ces dernières années des réseaux sociaux et leur impact en matière de communication constitue un atout qu’OEI et ses adhérents ont parfaitement saisi. Pour la plupart publics ou à caractère public (Facebook, Twitter, Instagram, Youtube et même Vine), ils remplissent essentiellement deux fonctions: d’une part, propager la terreur et ainsi semer le trouble auprès des opinions publiques (diffusion d’images et vidéos violentes); d’autre part, déployer une propagande qui non seulement informe des avancées de l’OEI sur le plan militaire et étatique mais aussi et, surtout, permette de séduire et de recruter de nouvelles personnes.
Sur ce dernier point, le défi posé par le développement de réseaux sociaux et leur utilisation est de taille. En effet, les vidéos d'innombrables jihadistes connectés aux réseaux sociaux créent un effet en chaîne impressionnant: tout jeune étranger qui a rejoint le “califat” peut ainsi goûter à l'adrénaline à laquelle les vidéos qu'il visionnait l'ont incité. L'extrême violence, la maîtrise des armes, les conduites à risque ainsi que le discours fondamentaliste qui justifie n’importe quel excès de violence sont massivement diffusés via les réseaux sociaux et de nombreux forums. Ces espaces d’expression égocentrés permettent finalement à tout jeune, qu'il soit ex-délinquant ou simplement à la recherche d'un sens à sa vie, de se vivre en héros au sein d'une véritable guerre global dont il prétend être l'acteur. L'Etat islamique génère ainsi près d'une centaine de milliers de tweets par jour et dispose d’importants relais virtuels pour faire valoir ses idées à travers le monde.
Or, cette partie communicative et émotionnelle sur laquelle l'Occident se focalise essentiellement occulte une autre communication, aussi bien pensée et calculée, plus affinée et plus ciblée. Car l'homme qui exécute froidement un “mécréant” peut apparaître dans la même séquence filmée en pleine opération humanitaire auprès d'orphelins. Cette communication vise précisément toute personne potentiellement attirée par l'Etat islamique pour autre chose que la barbarie qu'il pratique. En effet, l'Etat islamique ainsi que nombre de ses partisans sur Internet produisent des centaines de vidéos de propagande dans lesquelles ils montrent les vertus de la vie en terre d'islam. Parmi ces vidéos, il y a les très populaires mujatweets (néologisme de mujahid, “combattant engagé dans le jihad”, et tweet): ces séquences très courtes, extrêmement esthétiques, mettent en scène nombre de jihadistes étrangers qui s'expriment dans leur propre langue et prétendent montrer le quotidien de l'Etat islamique à des milliers de personnes à travers le monde et ce en plusieurs langues. D’ailleurs, c’est dans cet esprit que se comprend l’existence de la revue Dabiq non seulement en arabe, mais également en plusieurs langues européennes. Véritable concurrence à la revue Inspire d’Al Qaïda (elle aussi publiée en anglais depuis plusieurs années), ce magazine s’adonne à propager l’idéologie promue par l’OEI sous un jour positif (actions menées auprès des populations, réformes de l’éducation, succès militaires) et dans un format qui laisse entendre que l’ ”Etat islamique ” est plus qu’une simple organisation terroriste.
Qu’il s’agisse de séquences vidéos ou de simples articles, la sécurité, la pratique d'un islam pur, la fin de la corruption et le retour de la stabilité des prix sont autant d'éléments mis en valeur et en scène pour montrer la vraie face, c'est-à-dire l'arrière front, dudit “Etat islamique ”: un Etat authentiquement islamique et injustement diabolisé par les ennemis de l'islam.
L’attractivité de l’ ”Etat islamique ” au-delà de la violence
C'est donc à l'aune de ces principaux traits que l' “Etat islamique” doit être appréhendé si l'on souhaite lutter contre lui. Une telle approche multidimensionnelle amène à considérer l’OEI comme étant plus qu’une simple “organisation terroriste” et conduit ainsi à interroger les moyens de lutte autrement que par l’approche sécuritaire.
Cette approche permet ainsi de relativiser la vision parfois trop idéologisée (le salafisme jihadisme comme courant exclusivement religieux) qui insiste sur la dimension religieuse de l’OEI. Bien que nécessaire, l’élaboration d’un contre-discours religieux est très loin d’être suffisante. La majeure partie des personnes que l’OEI attire n’ont qu’une socialisation récente avec la religion: il s’agit soit de personnes de culture musulmane -qui ont rarement pratiqué l’islam et découvert une idéologie radicale et attrayante-, soit de convertis qui trouvent dans le binarisme réducteur que l’OEI propose une solution simple à leurs profonds problèmes d’identité et de sens. De même, l’immense majorité d’entre eux ne passent pas par le biais “mosquée” pour être radicalisé-e-s mais tendent de plus en plus à s’autoradicaliser en surfant sur la toile.
Prisonniers d’une vision trop émotionnelle (“guerre contre le terrorisme”), on ne saisit pas non plus la manière dont l’OEI se sert de la géopolitique régionale pour justifier son idéologie politico-religieuse puisqu'on le considère avant tout comme une organisation terroriste. Une démarche qui intègre aussi bien le discours politique de l’OEI que la dimension politique du jihadisme pratiqué par ses adhérents offrira certainement de nouveaux moyens de contrer sa propagande politico-religieuse. Un tel cadre analytique permet effectivement de considérer le phénomène salafiste jihadiste à travers son prisme politique et apporte ainsi des éclairages quant à l’agenda politique de l’OEI, la lecture des relations internationales que l’organisation promeut ainsi que les motifs politiques au nom desquels les acteurs appartenant ou s’identifiant au “califat ” agissent.
Car, qu'on le veuille ou non, l'organisation Etat islamique règne sur un territoire et c'est cette base qui lui permet précisément d'innover dans son idéologie, de l’inscrire dans un cadre concret et d'exposer au monde entier sa détermination sans faille pour réaliser le dessein vertueux qu'il s'attribue. L'idéologie manichéenne et radicale, sa mise en pratique, le noble objectif qu'elle prétend déjà incarner et la manière dont elle communique sa détermination constituent les ingrédients clés de son succès. A défaut de ne pas en tenir compte, on risque de s'attaquer aux fausses causes d'un vrai problème.