Le Moyen-Orient aide la Russie à récupérer sa position de puissance mondiale

Opinion CIDOB 508
Data de publicació: 12/2017
Autor:
Francis Ghilès, Investigador Sénior Associat
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Cela fait des décennies que l’on n’a pas assisté en occident a un débat public d’une telle intensité sur les intentions de la Russie en Syrie, en Libye et, de manière plus large, en Méditerranée. Les médias européens et américains ne cessent de nous rappeler que les agissements de la Russie offrent autant de preuves d’une politique agressive, à l’instar des opérations militaires de ce même pays en Ukraine et en Crimée. Ethin Chorin, un ancien diplomate américain, affirme dans son ouvrage « Russia Strategic Waiting Game in Libya » qu’il s’agit d’une « hyperbole ». Bien que la Russie ait profité de l’absence grandissante des Etats-Unis sur la scène Moyen Orientale  depuis le déclenchement du « Printemps arabe » pour maintenir et retrouver et renforcer son rang en Méditerranée, ses actions diplomatiques et militaires restent marquées du sceau de l’opportunisme. Elles restent très sélectives ne fusse que parce que la Russie n’a ni les ressources ni la volonté d’assumer des responsabilités autres que limitées en Syrie et à un degré nombre en Libye dans un avenir proche. Son analyse est reprise dans « War in Peacetime, Russia’s Strategy on NATO’s Eastern and Southern Flanks ».  

Dans un livre à paraître prochainement – « What is Russia up to in the Middle-East » – Dimitri Trenin, directeur du Centre Carnegie de Moscou, avance une explication lucide  des raisons de la prudence russe. L’enthousiasme occidental pour la promotion de la démocratie dans la région « a éveillé des suspicions au Kremlin et dans les cercles proches du pouvoir quant aux intentions d’ONG russes financées par l’Occident qui tenteraient de provoquer un ‘Printemps russe’. Les manifestations de masse à Moscou en 2010 et 2011 avaient défié le président russe Vladimir Poutine comme jamais auparavant depuis son arrivée au pouvoir en 2000. Dès le début, les experts russes s’étaient montrés « sceptiques quant à la capacité des bouleversements survenus dans les pays arabes à déboucher sur une transformation démocratique comme l’espérait l’Occident »,  explique Trenin. Ils craignaient un « hiver islamiste » et considéraient de nombreux analystes européens et américains comme « de simples apprentis sorciers ». Et ils n’étaient pas les seuls à le penser, comme l'avaient manifesté des spécialistes de la région de premier plan aux États-Unis et au Moyen-Orient dans « The Arab Counterrevolution », un article publié en septembre 2011 dans le « New York Review of Books » qui avait été largement commenté. La plupart des observateurs oubliaient que le premier « Printemps arabe » qu’avait connu  la région, en Algérie entre 1988 et 1992 s’était conclu par une guerre civile sanglante, provoquant la mort de 150 000 personnes, la « disparition » de milliers d’autres et la fuite de 600 000 Algériens vers l’Europe.  

Les observateurs occidentaux qui gardèrent la tête froide en 2011 n’oubliaient pas  l’enthousiasme que beaucoup de spécialistes avaient manifesté aux États-Unis et à un moindre degré au Royaume-Uni – mais pas en France – lors de l’invasion américaine de l’Irak en 2003. Nous savons aujourd’hui que cette invasion a été entreprise pour de mauvaises raisons, n’est pas parvenue à éradiquer le terrorisme dans la région et que, en anéantissant un État laïc clé entre le Golfe et le Levant, elle a, au contraire, suscité une vague sans précédent de sectarisme islamique et de terrorisme. Elle a aussi servi les ambitions de l’Iran dans la région.  

En 2011 la Russie a été étonnée de constater que les États-Unis ne faisaient pas grand-chose pour soutenir leur vieil allié, Hosni Mubarak en Égypte. Plus important encore, la Russie a échoué à établir un partenariat global avec l’Occident en Libye et a été écartée du processus décisionnel sur le futur de ce pays après son abstention à opposer son véto à la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies. Cette résolution autorisait La France, le Royaume Uni et les Etats-Unis à établir, avec l’appui de l’OTAN, une zone d’exclusion aérienne en Libye afin de prévenir le massacre dont Kadhafi menaçait les habitants de Benghazi qui s’étaient soulevé contre lui. L’intervention occidentale avait entraîné un changement de régime et la désintégration de l’État libyen.. Bien qu’elle n'ait pas de siège au Conseil de sécurité, l’Algérie, puissance régionale majeure, était pour sa part furieuse que ses avertissements sur les risques que les armes pillées dans les vastes arsenaux de Kadhafi inondent les pays du Sahel ne soient pas pris en compte, en particulier en France. Les craintes de l’Algérie s’avérèrent bien fondées puisque le Mali a été très prêt de s’effondrer en janvier 2012 et que, un an plus tard, des extrémistes islamistes qui avaient fait de la Libye leur base arriéré avaient mené une attaque majeure contre le gisement gazier de In Amenas, dans le sud-est algérien.  

La Russie tira de cet épisode la conclusion que ni les Européens ni les Américains n’avaient une vision des actions qu’ils entreprenaient ; ce qui était peut être pire c’est  qu’ils ne parvenaient « même pas à prévoir les conséquences immédiates de leurs actions » en Syrie. Trenin explique que, « avec l’élection pour un deuxième mandat du président américain Barack Obama et avec (le président syrien) Assad toujours au pouvoir à Damas, le Kremlin était prêt pour une nouvelle tentative de règlement politique ». La suggestion faite par la Russie « d’un Dayton à deux » ne convainquit pas les Américains qui souhaitaient obtenir la coopération de la Russie pour renverser Assad « en échange, par exemple, du consentement des États-Unis à ce que la Russie conserve ses installations à Tartous et continue à fournir des armes au nouveau régime syrien ».  

Aucun accord n'ayant été trouvé entre la Russie et les Occidentaux, la première lança une action offensive et préventive en Syrie. L’objectif de la Russie était d’empêcher l’effondrement du régime et le retour des quelque 7 000 combattants djihadistes aguerris provenant de Russie et des anciennes républiques soviétiques du Caucase qui opéraient au Moyen Orient. Il était plus logique de les tuer en Syrie. L’intervention en Syrie permettait aussi aux forces armées russes de tester et de développer leurs concepts tactiques et opérationnels, d’offrir à bon nombre de leurs officiers  une expérience de guerre haut de gamme qu’ils n'auraient pu acquérir en Ukraine et de tester au combat plus de 150 nouveaux systèmes d’armes. Les deux pays étaient devenus des alliés militaires au plein sens du terme.  

Selon Chorin, une autre raison ignorée de la plupart des observateurs qui expliquerait l’intervention de force de la Russie en Syrie doit être cherché dans la volonté du Président Assad « de bloquer les efforts de l’émirat du Qatar, pour construire un gazoduc traversant son pays afin d’approvisionner l’Europe, ce qui aurait entravé la prédominance de la Russie sur le marché du gaz en Europe et réduit sa capacité a influencer l’UE dans la défense de ses actions en Ukraine ». Il souligne que ces mêmes intérêts stratégiques se retrouvent, a un moindre degré, en Libye. Le Qatar a tenté pendant des années d’amener le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi à renoncer à investir dans l’industrie gazière de son pays afin d’affaiblir la position russe sur le marché européen du gaz. La Libye approvisionne l’Europe en gaz naturel depuis ses grands gisements en mer via le gazoduc Green Stream qui relie le pays a l’Italie et a une capacité de 11 milliards de mètres cubes par an. Toutefois, tout comme Assad, Kadhafi a refusé de céder. Les Russes souhaitaient aussi récupérer leurs pertes subies sur des dizaines de milliards de dollars de contrats signés avec Kadhafi portant sur la fourniture d’armes, du pétrole et des infrastructures.  

Un autre facteur doit être pris en compte. Les États-Unis et l’Europe semblent avoir adopté depuis une décennie une politique d’aversion aux risques géopolitiques. L’un des analystes de la Russie les plus respectés en Europe avertit, à titre privé, que les trois grandes puissances occidentales « ont abandonné ou ignoré les spécialistes du Moyen Orient qui sont nombreux en France, au Royaume Uni et aux Etats Unis, n’ont plus aucun mécanisme de réflexion stratégique et n’ont pas une vision clairement définie de leur objectifs pour la région. Elles sont donc une proie facile pour l’influence israélienne et l’argent saoudien ». Les Russes sont diplomatiquement plus actifs dans l’ensemble de la région qu’il n’y paraît au premier abord, profitant de l’ineptie occidentale. Leur action militaire est inéluctable : « ils doivent vendre des armes à l’étranger pour financer leur propre réarmement. Ils publient des vidéos de leurs systèmes en action en Syrie sur Youtube en guise de publicité !»  

La Russie a utilisé le Moyen-Orient pour opérer un grand retour comme qu’acteur géopolitique majeur et puissance militaire compétente, et pas seulement dans cette région. L’absence des États-Unis dans la région encourage des pays et acteurs ennemis de longue date à se retrouver et crée de nouveaux dangers. Les deux auteurs soulignent les coûts de l’intervention russe en Syrie, dont le Kremlin est bien conscient, et la situation économique défavorable de la Russie qui n’est pas à même de soutenir une politique expansionniste. Poutine peut avoir la volonté de rester visible et d’exhiber la force russe, mais il est limité par les contraintes économiques qui imposent la situation en Russie. Il négocie des influences dans le sud-est de la Méditerranée, plus que tout autre leader russe de la dernière génération. Il vise à freiner la progression des groupes islamistes les plus radicaux. Il voudrait vendre des armes russes. Si l’Occident opte pour une politique d’isolement  strict de la Libye, qui reprochera à la Russie d’avoir négocié avec quiconque reste en place dans le pays ?  

À mesure que l’Europe et les États-Unis voient leur influence diminuer dans le monde, ils devront être plus attentifs à ce que pensent la Russie et les puissances intermédiaires, mais importantes au niveau régional, comme l’Algérie qui a un intérêt particulier dans la stabilité du pourtour méditerranéen méridional et du Sahel. À moyen terme, il est probable que les États-Unis adoptent une politique stricte de confinement à l’égard de la Libye. Si c’est le cas, la Russie dira « nous vous l’avions dit », tout en s’efforçant de façonner ce qui reste de la Libye à son avantage. L’Algérie en fera de même.  S’est mis d’accord pour développer des champs de gaz à ka frontière des deux pays.  

Plus tôt l’Europe réagira face à une situation qui est bien différente de ce qu’elle était au début du siècle, mieux ce sera. Le président français, Emmanuel Macron, manifeste clairement son intention de jouer un rôle au Moyen-Orient, mais il est trop tôt pour savoir si la France, l’Allemagne, et le Royaume-Uni, malgré a confusion actuelle causé par le Brexit, et les autres nations d’Europe pourront agir de concert. Si l’analyse de Trenin et Chlorin est correcte, le défi auquel l’UE est   confrontée resta de formuler une politique qui tienne compte des deux facettes de la politique étrangère russe. En Europe de l’Est, la Russie joue la carte de puissance révisionniste qui cherche à neutraliser la défaite soviétique dans la guerre froide. Par contre, au Moyen-Orient, elle privilégie le statu quo, même si sa politique est  inconstante. Selon Trenin, la défaite de la Russie en Afghanistan a mené le Kremlin « à considérer les alliances et les alignements dans cette partie du monde comme étant fondamentalement tactiques et propices aux changements, sans alliés permanents et sans ennemis éternels ». En vertu d’un de ces étranges caprices de l’histoire, c'est dans ces mêmes termes qu’un éminent homme d’État britannique, Lord Palmerston, avait défini la politique étrangère de son pays voilà un siècle et demi. Dans un célèbre discours prononcé à la Chambre des communes le 1er mars 1848 il avait définit la politique de Royaume Uni, alors au fait sa puissance de deux phrases lapidaires. « Nous n'avons pas d’alliés éternels ni d'ennemis perpétuels. Nos intérêts sont éternels et perpétuels et notre devoir est de protéger ces intérêts. » 

  

Mots-clés: Russie; Moyen-Orient; Puissance globale; L'OTAN; La guerre en temps de paix; Vision stratégique

 

D.L.: B-8439-2012