La France « est Charlie »: pour combien de temps ?

Opinion CIDOB 299
Data de publicació: 01/2015
Autor:
Moussa Bourekba, Chercheur et chef de projet, CIDOB
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Moussa Bourekba, Chef de projet, CIDOB

23 janvier 2015 / Opinión CIDOB, n.º 299 / E-ISSN 2014-0843

 

«Nous sommes Charlie». Tel est le message d’union que l'on pouvait entendre dimanche 11 janvier à Paris, place de la République. A l'issue de la traque qui a permis de neutraliser les responsables des attentats terroristes (7 janvier au siège de Charlie Hebdo et 8 janvier à Montrouge), citoyens français, leaders politiques (à l’exception du Front National) ainsi qu’une cinquantaine de chefs d’Etat et de gouvernements - ont participé à la gigantesque marche républicaine organisée à Paris et partout en France afin de commémorer la mort des victimes mais également et surtout pour promouvoir un message d'union nationale face au danger qui guette la France. Alors que l'enquête est encore en cours, le message d’union commence déjà à se désintégrer à la faveur des agendas politiques et du débat public sur les tenants et aboutissants de ce carnage. Aussi, pour combien de temps la France est-elle encore Charlie ?

Si l'année 2014 s’est achevée sur l'idée du Suicide français, titre et thématique de l'ouvrage de l'essayiste et journaliste Eric Zemmour, 2015 a débuté par l'attentat le plus meurtrier sur le sol français depuis plus d'un siècle et demi. En guise de réponse, près de 4 millions de personnes ont défilé dans les rues de l'Hexagone dimanche 11 janvier: il s'agit de la plus grande mobilisation en France depuis la Libération. S'agirait-il d'un « sursaut français » en réponse au prétendu Suicide français? Comme dans tout événement tragique de ce genre, à l'émotion succède le débat sur les responsabilités à imputer et les leçons à tirer.

En premier lieu, ces évènements frappent par la forte charge symbolique qu'ils incarnent. D’abord du côté des victimes: Charlie Hebdo, un hebdomadaire satirique surtout connu depuis février 2006 pour ses caricatures à l'endroit du Prophète Mohamed. Les fortes controverses et réactions parfois très violentes qu'il avait suscitées (incendie d'origine criminelle le 2 novembre 2011) l'avaient érigé en sorte de symbole de la liberté d'expression. Puis l'assassinat d’une fonctionnaire de police à Montrouge, symbole de l’Etat français. Enfin, des Français de confession juive pris en otage dans un supermarché casher en plein Paris. Quatre d’entre eux ont été tués.

La charge symbolique procède également de ce que représentent les responsables tout autant que les organisations desquelles ils se réclament : deux frères – Saïd et Chérif Kouachi – ainsi qu'Ahmedy Coulibaly. Bien que portant des noms à consonance africaine, ils sont bel et bien Français. Leurs points communs, au-delà de l’extrême violence avec laquelle ils ont tous agi, résident non seulement dans cette France qu’ils représentent, c’est-à-dire une France plurielle et, qu’on le veuille ou non, multiculturelle et multiconfessionnelle ; mais encore dans la religion dont ils se revendiquent et à laquelle près de 6 millions de Français appartiennent: l’islam.

Enfin, les référentiels mobilisés: les premiers agissant au nom d'Al Qaïda au Yémen, et le dernier prétendant avoir reçu ses ordres de l'émir Abou Bakr al Baghdadi. Partant de ces symboles, opposant la France à une menace terroriste qui émane de son propre territoire, il est aisé d'imaginer les débats qui agitent déjà et agiteront des mois durant le débat public français.

Radicalisation et auto-radicalisation. En termes de responsabilités directes, les processus de radicalisation et/ou d’auto-radicalisation dont auraient fait l’objet les responsables de ces tueries figurent au premier rang des des éléments d’analyse et d’explication d’un tel phénomène. A cet égard, il apparaît que le passage en prison de ces trois personnes y aurait joué un rôle certain. Ces processus, qui sont avant tout individualisés et imprègnent leur marque sur des trajectoires individuelles, ne sauraient être combattus par le biais de mesures générales. En l’occurrence, les résultats des enquêtes en cours mettront certainement en lumière les processus par lesquels ces trois trajectoires sont passées de la petite et moyenne délinquance à la planification d’actes terroristes. 

Services de renseignement. Jugés parmi les plus efficaces dans leur lutte anti-terroristes, les services de renseignements français sont aujourd’hui accusés d'avoir échoué à parer l’attaque quand bien même tous s’accordent à dire que le « risque zéro » n’existe pas. Si les frères Kouachi avaient un passif judiciaire et étaient sous surveillance, il semble aujourd'hui que cette surveillance a cessé dès l’été 2014 en raison de l’absence d’éléments probants. Ici et là des voix s'élèvent pour accuser l'incompétence des services de renseignements ; accusations auxquelles leurs représentants répondent notamment par le manque de moyens. D'autres voix mettent en exergue la myopie dont auraient été victimes les services de renseignements : car il s'agit en l'occurrence de ce que l'on pourrait appeler l'ancienne génération djihadiste et non pas la « nouvelle». Aussi, certains établissent-ils une relation entre la fin de la surveillance des frères Kouachi, l’hypermédiatisation de l’Etat islamique et la mise à l’agenda de la thématique du retour des djihadistes français de Syrie et d’Irak. Serait-ce parce que la pression politico-médiatique se serait focalisée sur l’Etat islamique que les services de renseignement auraient cessé toute surveillance des frères Kouachi ou bien par faute manifeste de preuves d’un projet d’attentat ? C’est l’une des questions centrale à laquelle les services visés sont appelés à répondre aujourd’hui auprès des Français.

Cette autre France. Viennent ensuite des accusations plus lourdes, et plus polémiques: celles qui ont trait à l'identité ou à l'appartenance supposée des terroristes: ils représenteraient avant tout et surtout la faille dudit modèle d'intégration français. Or, faut-il rappeler qu'ils sont nés en France, ont été dans les écoles françaises et y ont grandi? Le problème majeur avec le sempiternel débat sur l’intégration – au-delà du fait que parler d’intégration lorsqu’il s’agit de français pose d’emblée un problème de terminologie – c’est que l’on érige un cas particulier en généralité: trois individus qui « représentent » cette France « issue de l’immigration » incarneraient, par leurs faits et gestes, la faille de tout un « modèle » (modèle s’il en est). Commencer par tenir compte du fait qu’ils sont Français permet d’évacuer de fait les questions liées à l’immigration et même à l’intégration. De même, remarquer qu’il s’agit là d’un phénomène marginal comparé à l’immense majorité des minorités auxquelles ils s’apparentent permet de déconstruire l’idée selon laquelle il existe un lien implacable entre intégration et terrorisme. En ce sens, surgit une question centrale : comment des Français, nés, éduqués et devenus adultes en France, ont-ils pu en arriver là?

L’islam. De la même manière que leurs origines ne suffiraient à les incriminer, leur appartenance supposée à l'islam ne saurait servir d'élément explicatif. En premier lieu, procéder à une telle analyse exige la distinction entre l’islam comme religion et l’islam comme idéologie, ici en l’occurrence, poussée à l’extrême. En effet, dans le processus de construction mentale qui les caractérise, ces jeunes s'apparentent et s'autoproclament comme des soldats de Dieu, chargés notamment de « venger le Prophète ». Or, les djihadistes sont dans un processus de triple rupture avant de passer à l'acte: rupture avec une société dont ils perçoivent qu'elle les mets à l'écart, qu'elle les marginalise; rupture avec la communauté musulmane qui les entoure et qu'ils jugent trop laxiste face aux interventions occidentales en « terre d'islam » ainsi qu'aux mesures jugées islamophobes en France; et enfin rupture par rapport à leur propre famille qu'ils jugent comme étant pas assez musulmane face aux injustices dont la oumma serait la victime, ici et ailleurs dans le monde musulman.

Mise à l’agenda des thématiques de droite et d’extrême-droite. Une semaine après les attentats, des voix s'élèvent dans l'opposition afin de mettre à l'agenda des thèmes traditionnels désormais communs à la droite et l'extrême droite: la proposition d'un référendum sur la peine de mort lancée par Marine Le Pen, la mise en accusation des politiques d'immigration jugées par l'ancien président Nicolas Sarkozy (dont le gouvernement a été l'artisan) comme « compliquant le problème », et finalement, le traditionnel et éternel débat de la solvabilité de l'islam dans la République. Plus inquiétantes sont les propositions d'instaurer un Patriot Act à la française. A l'heure où les Etats-Unis mesurent les effets contreproductifs de ce type de mesures essentiellement répressives et en grandes partie liberticides, agir à la lumière de l’échec de la plupart des mesures antiterroristes outre-Atlantique serait l’une des meilleures manières de préserver l’équilibre de plus en plus fragile entre sécurité et droits et libertés fondamentaux.